Le virus et le piège de l'acuité

Publié dans le N°5 de Transitions & Energies

L’évènement était banal, mais la réaction des hommes ne le fut pas. Un nouveau virus avait surgi et tous, pour de longues semaines, s'étaient terrés chez eux. Ils avaient agi « comme un seul homme » si bien qu’on put dire que « l’espèce » s’était, toute entière, mise en quarantaine. Maintes fois, ils avaient subi les foudres de la contagion : la peste noire, la grande peste, la grippe espagnole, la grippe asiatique, la grippe de Hong Kong. Jamais, pourtant, ils n’avaient ainsi réagi.  Ils avaient fait face, cahin, caha. Ils avaient enterré leurs morts et poursuivi le cours de leur vie. Bien qu’elles firent davantage de victimes que le nouveau venu, les deux épidémies qui avaient précédé étaient même passées presque inaperçues… Les yeux grands ouverts, ils voyaient cette fois si bien qu’ils ne purent que s’interroger sur la présence de ce nez au milieu de cette figure. Pour expliquer leur malheur, ils invoquèrent alors concomitamment « l’effet évident de l’abandon de la souveraineté nationale », « le manque flagrant d’Europe », « le résultat attendu de la maltraitante de la faune sauvage » ou « une nouvelle manifestation d’une crise écologique globale ». Si grand était à leurs yeux l’événement que le devoir s’imposa même d’essayer d’imaginer « le monde d’après »…

On se demande si cette crise n’est pas celle de l’acuité. Les hommes ont tant amélioré leur capacité de communication et d’analyse, qu’ils sont maintenant à tout moment sous un feu nourri d’informations. Celles-ci permettent de rapidement cerner l’ennemi : le virus a été rapidement repéré, puis séquencé. En temps réel, sa progression a été scrutée et les médecins et malades ont combattu sous les regards de spectateurs du bout du monde inquiets en attendant leur tour. Dans le même temps, les multiples analyses détaillées et avis autorisés sont tombés comme la grêle sur le pare-brise des gouvernants. Ceux-ci se sont retrouvés groggy comme Irénée Funes, le personnage de Borges. Une chute de cheval avait rendu le jeune homme infirme et hypermnésique : il se souvenait de tout avec une précision démoniaque. Il était ainsi devenu « le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et intolérablement précis ». Les pouvoirs publics n’ont-ils pas ainsi senti « la chaleur et la pression d’une réalité aussi infatigable que celle qui le jour et la nuit convergeait sur le malheureux Irénée » ? 

Entre le marteau de l’urgence et l’enclume du « big data », ils se sont mis à bégayer. Ils ont voulu fermer les portes des habitations et garder les frontières ouvertes, soutenir le professeur Raoult et se méfier de lui, que les habitants restent chez eux et aillent voter, qu’ils comprennent l’inutilité des masques et la nécessité d’en porter. Leur monde était trop « surchargé » de détails, de portions des vérités, de volontés de bien faire, de peurs de mal faire, du désir d’être fidèle à certains idéaux ou de s’en tenir éloigné. Par peur d’entreprendre des actions inutiles ou néfastes, ils ont cherché à s’offrir les services de « la » science ». Il ont rassemblé des scientifiques comme on enferme des cardinaux pour voir s’élever la fumée blanche. Ils étaient à la recherche de la synthèse, du consensus, d’une chimérique « vérité » qui aurait éclairci le ciel obscurci par la masse des données, cette masse si semblable au « tas d’ordures » faisant office de mémoire au pauvre Irénée.

Pour « penser », il faut oublier. La pression des évènements exige de choisir. Choisir un parti et faire un pari. Il ne faut pas avoir recours à « la » science mais à des « praticiens » dont les intuitions se nourrissent de l’expérience. Dans ce genre de situation, l’esprit pratique est le meilleur allié car s’étant forgé à l’épreuve du temps et de la vie, il ne s’en laisse pas conter. Gavés que nous sommes de chiffres et de théorie, c’est de lui dont nous avons besoin. Sans l’esprit pratique, nous resterons pour longtemps tétanisés par les données des tableurs. Nous serons face au monde comme le visiteur au chevet d’Irènée Funes, « engourdi  par la crainte de multiplier les gestes inutiles » car sachant que chacun d’entre eux « demeurerait dans son implacable mémoire ». Il faut détourner le regard de ce jeune homme alité « monumental comme le bronze », le laisser dans sa torpeur, la même que depuis plusieurs semaines déjà, nous aurions dû quitter.