Ralentir la décarbonation ou sacrifier l'essentiel ?

Chronique publiée dans Transitions & Energies N°16 de mars 2023

Début février 2023, la Société des Anesthésistes Américains (ASA) retirait dans la précipitation de son site Internet l’article d’un médecin de Détroit préconisant de réduire les gaz anesthésiants utilisés en chirurgie pour lutter contre le changement climatique. L’article précisait que les gaz en question étaient responsables de 0,1% des émissions mondiales de CO2. Sur une table d’opération, utiliser un produit comme le desflurane pendant une heure reviendrait par exemple à rouler en voiture sur 750 kilomètres ! Le chercheur défendait donc l’idée d’une réforme du protocole d’anesthésie. Certes, l’effet de la mesure sur le problème global serait minime, mais, plaidait-il, il y aurait la satisfaction de participer à un effort collectif. Ceci ne fut pourtant pas du goût d’un grand nombre de ses confrères qui ont trouvé dangereuse son initiative… Et c’est pourquoi l’ASA décidait finalement de retirer l’article, officiellement parce qu’il contenait des « inexactitudes »…

Cette histoire montre à quel point la chasse au gaz à effet de serre s’est immiscée dans les moindres recoins de l’existence. L’objectif de baisser drastiquement les émissions est aujourd’hui relayé par un nombre important de petits soldats qui, sans ordre ni mandat, passent à l’action et occupent toute sorte de terrain jusqu’au plus inattendu. D’aucuns les ont déjà croisés à la crèche, au bureau, à l’université ou dans les travées des grandes écoles où ils sont particulièrement nombreux. Ils ont pris exemple sur les dirigeants européens qui ont fait du climat le principal enjeu. Il faut se rendre compte du nombre considérable de politiques affichant comme objectif principal la lutte contre les gaz à effet de serre. La fameuse stratégie européenne, Farm to Fork, dans le domaine agricole, est dans ce cas. Les enjeux d’approvisionnement alimentaire ne sont bien sûr pas absents, mais aux vues des mesures drastiques qui sont envisagées, on peut se demander s’ils ne sont pas devenus secondaires voire carrément négligeables. On s’interroge de la même manière, dans le domaine des transports et bien sûr celui de l’énergie, si l’on n’est pas en train de perdre de vue l’essentiel et donc de conduire doucement mais sûrement nos sociétés vers un déclin irrémédiable.

Bien sûr, l’objectif de vouloir contrôler les évolutions climatiques est louable, mais le risque est d’oublier les objectifs premiers de certaines politiques publiques. Si l’anesthésiste doit d’abord et avant tout veiller sur son malade, l’agriculture doit fournir une alimentation de qualité à un prix raisonnable, les transports assurer aux gens de pouvoir se déplacer aisément et les hommes politiques veiller à assurer le bien-être de leurs concitoyens. Qui trop embrasse mal étreint, qui veut limiter la propagation d’un virus en oublie de soigner le malade, qui désire plus que tout la publication scientifique administre le placebo au lieu de la molécule qui peut guérir et qui veut sauver la planète peut omettre de satisfaire les besoins primaires de ceux qui l’habitent.

Peut-on réduire drastiquement et en un temps record les émissions de gaz à effet de serre sans désorganiser des pans entiers de l’économie et rajouter inutilement au malheur du monde ? C’est la question qui est posée au temps où le projet de décarbonation tend à devenir l’alpha et l'oméga de toutes politiques publiques alors même que les chances de réussir à faire infléchir les concentrations de CO2 sont infimes. Je sais bien que le défi climatique est devenu pour beaucoup un gagne-pain ou une raison de vivre, mais nous devons rester lucides et nous interroger sur les conséquences d’une action précipitée dont les effets resteront probablement et pour longtemps impossibles à mesurer. Ce n’est pas le projet de décarbonation qu’il s’agit de remettre en cause ici, mais la cadence infernale qui est imposée. Personne, à vrai dire, ne s’y oppose frontalement, mais un grand nombre d’observateurs spécialisés estime totalement illusoire et déraisonnable qu’elle puisse se faire, comme il est proposé par les pouvoirs publics, à très court terme et à n’importe quel prix. La passion pour le climat est si forte que cette contestation se fait à bas bruit, mais elle est incontestablement très répandue.

Ces anesthésistes américains se dressant contre l’initiative de leur collègue est peut-être un des premiers signes qu’une contestation est en train de s’affirmer. Ils n’ont pas souhaité remettre en cause le bien-fondé des nécessités climatiques, mais ont plutôt voulu signifier la nécessité de revenir à l’essentiel... Non à l’essentiel en soi qui n’a aucun sens, mais à cet essentiel qui les concerne en premier chef et qui demeure dans un périmètre où peut s’affirmer raisonnablement leurs compétences et leurs responsabilités. Ils furent sans doute guidés par l’intuition que ce sujet pourrait les faire dévier de leur mission première, qu’un objet aussi singulier ne pourrait finalement devenir qu’un facteur de désordre.

N’est-il pas temps aussi de ralentir la cadence de la décarbonation pour ne pas faillir à nos missions les plus élémentaires ?