Un delà de la limite, le ticket de la transition est toujours valable

Chronique pour le magazine Transitions & Energies N°18 - septembre 2023

Comme l’explique souvent Benoît Rittaud, une portion significative de notre société est hantée par la « peur exponentielle »[1]. Celle-ci consiste à « s’inquiéter jusqu’à l’obsession d’un phénomène parce qu’on estime que sa croissance rapide va conduire à une catastrophe ». La peur exponentielle est à l’origine d'erreurs d’appréciation souvent grossières. Ainsi, l’ancien ministre chargé de l’environnement Yves Cochet, alors que nous étions attablés à la terrasse d’un café, m’avait déclaré un jour : « il n’y aura pas de jeux olympiques à Londres en 2012 ». Le pic pétrolier et l’augmentation des prix de l’énergie allaient, selon lui, avoir raison de l’évènement sportif... On pourrait, bien sûr, mentionner bien d’autres prédictions erronées inspirées par cette peur : sur les conséquences de l’augmentation de la population mondiale ou des épidémies par exemple ou l’état des réserves mondiales de matières premières ou de la banquise.

Pour certains, même si elle peut conduire à des erreurs d’appréciation, la peur exponentielle n’en constitue pas moins un véritable guide pour l’action. Il en est ainsi pour les participants du Shift Project qui ont l’ambition de « transformer l’économie française ». Il faut, disent-ils, « anticiper et non subir, l’inaction nous promettant malheureusement drames et souffrances plus sûrement que les efforts que nous avons à concéder pour les éviter ». Ce genre d’initiative a une influence importante sur nos gouvernants et crée un véritable enthousiasme dans la plupart des Grandes Écoles.

En examinant les propositions d’actions directement inspirées de la peur exponentielle, on constate qu’elles sont fondées sur un principe simple : rester en deçà d’une limite. Plutôt que de vouloir arriver sur la Lune, il s’agit d’essayer, par tous les moyens, de ne jamais l’atteindre. Ainsi, l’un des objectifs sans cesse mentionné par le Shift Project est de rester en deçà « des 2° de réchauffement » ou encore de faire en sorte que « la concentration atmosphérique en CO2 ne dépasse jamais 450 ppm ». Étonnamment, On constate donc que ce genre d’initiative est inspirée par la fonction « réciproque » de l’exponentielle, à savoir le logarithme. Si la première caractérise par exemple une croissance qui ne cesse d'accélérer, le second en décrit une qui ne cesse de ralentir : avec le logarithme, on se rapproche donc toujours plus de la Lune mais on ne l’atteint jamais, si ce n’est dans l’infini... Le projet consiste ainsi à déployer une batterie de solutions pour rester prisonnier de la frontière : le « localisme », « la low tech », la « slow food », « l’économie circulaire ». La sobriété doit servir à « contenir » la croissance d’où la nécessité d’imposer des normes et des quotas, de définir des « zones de faibles émissions », de tendre vers le « zéro artificialisation net », la « neutralité carbone » ou le « zéro émission ». La transition devient alors un gigantesque exercice de contrition.

Cette situation me fait penser à Scott Carey, le héros du roman de Richard Matheson, « L’homme qui rétrécit ». Le pauvre homme rapetisse au fil du temps si bien qu’il finit par disparaître aux yeux de sa femme et de sa fille, mais pas à ceux d’une araignée qui le persécute. Pensant que le rétrécissement le condamne à mourir bientôt, il s’avère inconsolable. Dans mon souvenir, il réalise cependant, à la fin du roman, que la réduction progressive de sa taille n'accélère en rien l’issue fatale : il rapetisse chaque jour d’une valeur toujours plus petite si bien qu’il n’atteindra jamais le zéro synonyme de disparition ! Il comprend donc que le piège dans lequel il se trouve est logarithmique et il se satisfait des belles années qui lui restent à vivre.

Les adeptes du Shift Project ressemblent à « des hommes qui rétrécissent ». Ils ont appris à chérir le petit monde et cherchent le bonheur en exécutant le projet de la « grande contraction ». Ils pourraient pourtant se libérer du piège logarithmique s’ils décidaient de se départir tout simplement de la peur exponentielle. C’est une simple question d’état d’esprit. Il est en effet autorisé d’imaginer que nous serons capables de mobiliser de nouvelles ressources et que les technologies actuelles seront très vite dépassées. Il y a bien sûr le nucléaire, l’hydrogène blanc, les carburants de synthèse, mais aussi, plus spectaculaires et prometteurs, la magnéto-hydro-dynamie, la Z machine, la fusion nucléaire, la supraconductivité...

Parce que les hommes n’aiment ni les frontières ni les limites, il y a tout lieu de penser que les problèmes du présent seront résolus et que nous mettrons ensuite notre inventivité et notre intelligence au service de projets extraordinaires. Même le rêve ultime de la « dernière frontière », la conquête spatiale, devient accessible. « Les extraterrestres sont déjà parmi nous » nous disent à demi-mot les militaires américains et au même moment se produit l’incroyable : le télescope spatial James Webb bouleverse notre compréhension de l’univers ouvrant la voie à de stupéfiantes découvertes scientifiques.

De là à envisager les futurs voyages interstellaires, il n’y a qu’un pas, un pas que franchiront les hommes qui refuseront de rétrécir.

[1] Voir La Peur Exponentielle, Benoït Rittaud, Presses Universitaires de France, 2015